
Tu entres dans une pâtisserie sans trop savoir ce que tu vas demander. La file d’attente est longue. C’est aujourd’hui la fête des mères. Tu entres dans cette pâtisserie où tu n’entres jamais d’habitude, et tu t’imagines commander un fraisier à la vendeuse. Un beau fraisier rose et dense. Celui qui t’a fait de l’oeil dans la vitrine alors que, d’habitude, jamais tu ne songes à lui. Tu te fonds dans cette file d’attente comme de la crème dans de la génoise. Derrière toi, une femme cherche de la monnaie dans le fond de son sac. Tu n’aimes pas trop le bruit de ces pièces heurtant des clés dans le fond de son sac. Tu te retiens de le lui dire. Des ados derrière elle la regardent faire aussi. Les yeux délavés par la nuit. L’homme devant toi semble plus impatient que toi. Il sait ce qu’il va dire, lui. Tu te souviens que l’air est doux dehors. Pourtant il ne te tarde pas de sortir. Tu voudrais bien rester là. Petite chose parmi les petites choses. Insignifiante et silencieuse. Tu regarderais la vie se déployer de derrière cette vitrine, avec ton fraisier dans les mains. Peut-être que tu irais chercher une chaise pour t’asseoir. Et les autres s’assiéraient aussi. Vous partageriez le fraisier en des parts inégales. Personne n’a envie de manger exactement la même part que les autres en vrai. Les images du monde vous parviendraient tranquillement. Tout serait vrai ici, tout pourrait être faux là-bas. Invisible ici, spectaculaire là-bas. Insaisissables de tous bords. Le désastre ne serait qu’image. Et l’image ne serait qu’image. La mort, juste un concept douteux. Mais voilà il te faut parler maintenant. Il te faut dire ton désir pour ce fraisier. Et aucun mot ne sort de toi. Pas un son. Tu es la cliente sans voix, celle qui est là par accident. L’enfant devant toi s’éloigne au bras de sa mère. Et tandis que tu t’apprêtes à partir en abandonnant le combat, il se retourne vers la vendeuse et commande le fraisier pour toi. Sensation verticale de la vie triomphante. Celle qui fait croître les roses dans les champs de boue. Alors tu entends l’infime écho de la libération et tu te dis que finalement ça ira, que tout n’est pas perdu, et que ça ira.