
Voici que je te parle, toi que je n’ai pas connu, et qui aurait pu être une collègue ou une comparse de jour et de nuit à discuter dans les vestiaires du sens de nos métiers, de nos retours chez nous dans nos familles après des heures de travail intense.
Voici que je pense à toi, Carene, infirmière de 37 ans morte avant-hier, voici que j’imagine un morceau de vie, se déshabillant pour se rhabiller, tout en parlant de l’épuisement, de la soirée du week-end prochain, de la veste à pois du chef de clinique, de l’échec devant la mort, du clafoutis dégueulasse du self, du match de Camille samedi, du café qu’il faut racheter, du pot de départ à la retraite de Sofiane, de la mort encore, de la douleur de Mme J., du manteau retrouvé dans la salle d’attente, du sommeil perdu, du manque, des joies de la guérison parfois, de tout, de rien, mais surtout de nous, et parfois aussi de cette amertume que le sentiment d’abandon a fait naître. Celle qu’il faut dompter pour retourner à ce vestiaire, le lendemain et tous les lendemains qui suivent où nous retrouvons nos postures de soignants.
Des soignants qui sous le sceau d’une sacro sainte idée de vocation deviennent au choix des martyrs, des super héros ou des nantis. C’est selon l’actualité sociale, politique ou sanitaire.
Voici que je dis ici que cette vocation n’existe pas. Que c’est une notion qui a été inventée par les dirigeants politiques et leurs complices pour faire de nous des illuminés de l’existence aux yeux de tout un peuple. C’est pratique, les illuminés peuvent vivre d’amour et d’eau fraîche. Nous n’avons ainsi pas besoin de structures adaptées et sécurisées pour travailler correctement, ni d’être en nombre suffisant pour ne pas mettre en danger les patients, ni d’une formation de qualité, ni de salaires décents. La vocation fait tout. C’est mieux qu’une lessive high tech.
C’est étonnant pourtant, car je n’ai rien d’une sainte. Et ce métier, j’essaie de l’exercer avec mon cerveau, mes tripes et toute la délicatesse que j’invoque en ce monde depuis que je suis en âge de m’opposer, et de savoir pourquoi je ne me tais pas quand on me demande de le faire. Je ne le fais pas pour une simple raison. Ce qui est injuste est mortifère, et j’aime la vie.
A la base, le mot « vocation » n’est pas bien méchant. Il désigne un penchant, une inclinaison. Or je me sens plus inclinée à 4h du matin quand je rentre à pied d’une soirée bien arrosée que lorsque je vais travailler.
Car lorsque nous massons la poitrine d’un corps en état d’arrêt cardio-respiratoire, ce n’est pas la vocation qui exerce ses compétences,
Lorsque nous prenons en charge un patient atteint de troubles psychotiques aigus, ce n’est pas la vocation qui exerce ses compétences,
Lorsque nous prélevons du sang sur le cathéter central d’un enfant de trois ans, ce n’est pas la vocation qui exerce ses compétences,
Lorsque nous nous adressons à une femme sidérée et meurtrie par les coups de son mari, ce n’est pas la vocation qui exerce ses compétences,
Lorsque nous accompagnons et soutenons une famille devant le corps sans vie d’une personne âgée, décédée dans un couloir dans sa pisse, car il n’y avait pas assez de personnel pour permettre à cette personne de garder sa dignité, ce n’est pas la vocation qui exerce ses compétences,
Lorsque nous entrons dans vos domiciles, seuls, faire tous les soins que nous avons à faire, ce n’est pas la vocation qui exerce ses compétences,
Lorsque nous prescrivons des traitements ou des prises de sang à des patients dans des cabinets médicaux, lorsque nous leur expliquons leurs maladies ou l’intérêt d’un traitement, ce n’est pas la vocation qui exerce ses compétences,
Lorsque nous injectons des anesthésiques opioïdes à une patiente après avoir calculer le dosage prescrit par un médecin et préparer sa dilution dans une seringue, ce n’est pas non plus la vocation qui exerce ses compétences,
Lorsque nous retirons la sonde urinaire du corps d’une personne décédée, la même sonde que nous avions posée 2 heures plus tôt en urgence, ce n’est pas non plus la vocation qui exerce ses compétences.
Voici que j’entends les mots d’une ministre déléguée aux professions de la santé dont on ne connait même plus le nom. Et dont la voix désincarnée, décharnée, pleine de syntaxes entravées, vient nous expliquer que, elle aussi, elle est triste, et que c’est inadmissible.
Voici que la violence est telle, que la maladresse et la transparence de cette ministre me font craindre comme jamais la suite, les années à venir où la vulnérabilité du corps soignant sera encore plus exposée, encore plus commentée, et tout ça pour quoi.
Voici que parfois, il vaut mieux se taire et agir. Surtout quand on est élu.
Voici que ta mort, Carene, ravive cruellement ce que chaque aspérité quotidienne de nos métiers a déjà embrasé en nous depuis des années.
Que faisait cet homme dans votre vestiaire. Pourquoi a-t-il pu entrer si facilement dans un lieu qui était censé n’appartenir qu’à vous. Un lieu de vie, un lieu d’éclats, un lieu de décharge émotionnelle qui sous ses airs de lieu de passage abrite tant de l’intimité d’une équipe.
Je n’avais pas les mots aujourd’hui, Carene, pour dire toute ma tristesse. Alors j’ai choisi la colère, celle qui appuie sur les abcès et qui fait de nos douleurs des foyers de lave en puissance.
Toi, dont la fonction était de protéger, soigner, accompagner. Qui t’a protégée ?