/ Everest /

© Nicolas Senegas

© Nicolas Senegas

Tu voulais écrire un texte pour parler du mouvement silencieux et vivace de l’existence qui atomise certains ensembles pour en voir d’autres s’ériger en forteresses nouvelles. Puis tu t’es aperçue qu’il suffisait de regarder autour de toi. 
Comment les grands espaces et les choses microscopiques s’organisent, se latent, se taisent puis se bouffent, s’exterminent, se régénèrent puis s’élèvent. 
En tant qu’héritière d’une nature humaine qui te laisse à la fois honteuse et pleine d’espoir chaque jour qui passe, la question qui te hante est celle-ci. L’espoir ou quoi. Quoi d’autre. Tu ne vois rien, rien d’autre que ce mot de capitulation que tu rejettes depuis que tu te souviens y avoir pensé pour la première fois. Tu avais cinq ans, l’évènement en cause pourrait paraître mineur, mais pour toi, c’était le big bang. Une tristesse sans fond avait noyé tes yeux. Plus rien autour, plus rien dedans. 
Un brouillard de l’âme que depuis tu essaies de clarifier et d’organiser en minuscules tranches de vie. 
Ce bâtard de mouvement silencieux qui avance en nous comme une main invisible, qui est-il, que prend-il réellement, que nous laisse-t-il. Une masse de mots. En ce qui te concerne. 
PAS FINI PAS RANGÉ PAS PARTIE COMPLÈTEMENT PAS À L’HEURE PAS COMMENCÉ LE LIVRE PAS DORMI PAS COURU PAS COMPRIS PAS SAISI PAS CUITE PAS SIGNÉ PAS DITE PAS ÉCRITE LETTRE AU VENT NI FÊTE NI DÉFAITE PAS CORRIGÉE PAS NETTE MIETTES DE GOMME DANS LA PAUME PAS COUCHÉE PAS COIFFÉE PAS CÂBLÉE PAS FOLLE PAS PERDUE PAS NUE PAS VÊTUE PAS PAS FUMER PAS VUE PAS TRANSPARENTE PAS FICHUE D’ÊTRE DROITE PAS FOUTUE D’ÊTRE BELLE PAS SCULPTÉE PAS CELLE-CI NI CELLE-LÀ PAS CELLE SANS QUI PAS RODIN SUR TES COURBES PAS UNE AUTRE POURTANT PAS SOMMEIL PAS PAS BU PAS LÀ-BAS NI AILLEURS PAS LÀ OÙ ON T’ATTEND PAS FOUTUE D’ÊTRE TOI PARFOIS PAS FERMÉE PAS ENTIÈRE PAS TELLEMENT INCOMPLÈTE MAIS PAS DEMI NON PLUS PAS UNE AUTRE QUE TOI POURTANT
Tu voulais penser aux lacs qui dégèlent sans toi, à l’absence qui finalement prend corps dans ce qu’il y a de plus présent. Tu voulais parler du désir et de la pluie. Et tu te retrouves avec cette masse de mots. 
Ne pas capituler, ne pas laisser les lacs dégeler sans toi, ne pas mourrir sans être là, ne pas regarder en bas quand la vie dans sa verticalité, s’avère vertigineuse.

/ Mustang /

Et durant ces heures où tu erres chez toi, de rideaux en couvertures, de cafés froids en cahiers cornés, lorsque s’accordent les heures les jours et les espaces vides, durant ces heures où tu te sépares de toi dans le plus grand secret, juste pour bouger frénétiquement sur le Kool Thing des Sonic Youth, pendant que le café refroidit encore et que l’herbe pousse, pendant que des chefs diplomatiques parlent à la radio, pendant que certains brandissent des dagues et que nous restons sages, pendant que cette sagesse se cogne aux évidences des cîmes, sur les hauts plateaux hostiles et écartés de tout, pendant que l’innommable entre dans nos maisons, pendant que des rivières creusent leurs lits sur ton visage, toi tu chopes les clés et tu roules. 

Tu chopes les clés et tu t’allonges, tu épouses les formes dont le désir s’empare, tu te découpes de toi, tu dessines de nouvelles plaines où vivre et mourir, tu embrasses des visages que tu n’avais encore jamais touchés, tu rassembles tes bras autour de ceux qui sombrent, ceux qui regardent la vie passer sans eux, ceux qui écoutent leur propre souffle s’immerger dans l’eau froide, ceux que tu vois flamber en silence, ceux dont les pas ne laissent aucune trace, ceux qui se sont couchés sans attendre la nuit, dans la cuisine aux grandes fenêtres ouvertes, prêt du bouquet de sauge, entre la verrière et le miroir, de ta toute petite envergure tu enserres le corps des vaincus, ceux qui se sont tus, ceux qui se voient danser dans le fantasme secret d’une plage dépeuplée, ceux qui marchent à l’envers, ceux qui se saoulent seuls et dont tu fais partie, ceux que tu observes muette, les étrillés, les plombés de l’aile, ceux qui s’arrêtent et se retournent, les soldats sans boussole, ceux qui se couchent aux travers des trottoirs, les mitraillés, les débauchés, ceux qui ramassent leurs miettes sous les tables des salons feutrés, ceux dont le sang frappe et cogne et se débat derrière les tempes, dans ces trous du vivant sans début et sans fin, tu erres et tu enlaces les visages effrités des disparus, des dépravés et des rompus, les visages des petits êtres sans fond, ceux qui marchent à reculons sur les sentiers retirés du monde, les fusillés qui chuchotent devant des seuils où la tendresse a dégagé, tu consoles, tu soldes la saison de l’oubli, dans un stade sans spectateur dans lequel tu ne combats qu’avec tes propres démons, dans ce lieu au plafond troué, dans ce nulle part qui t’est si familier, tu ouvres la porte qui a laissé partir le corps de l’existence.

/Pour Don’t/

Commande d’écriture pour « Don’t », sculpture réalisée par Rozenn Alapetite et Patrick Lamouroux / avril 2021

Quelque chose se passe.
Esquisse incandescente
Dans un ciel de givre.
Quelque chose se meut
Quelque chose de moite.
Quelque chose pris dans les filets de l’aube.
Tu te voies contourner la plage
Ses touristes et leurs cônes glacés. Une force venue des montagnes
Te mène à une dune percée de roches noires.
Ces vieilles pierres creuses,
Pleines de tes silences,
Ont poussé avec toi.
Quelque chose de l’hiver.
Quelque chose du vent. Quelque chose d’ouvert,
Orné de sel et d’ombres. Cachettes de fortune
Où l’eau dans ses fureurs
Vient te flanquer des claques.
Quelque chose d’épineux
Qui chemine, qui ronge
Vers de longs corridors Aux plafonds bleu et or.
Toute entière tu y plonges Condor d’or et d’ébène
Au plumage brillant.
Puis tu t’éveilles, neuve
Dans ces longs corridors
Qui mènent aux grandes joies,
Aux plaines baignées d’ambre.
Alors ton oeil accoste un rivage perdu
Où s’agitent tranquilles de vieux volets craqués Un savon oublié au bord d’un lavabo Et des sandales rouges déguisées en méduses,
Un vieux rhum assassin, des draps saisis de fièvre Par des corps impatients, des pays sans contours
Des soirées de guirlandes où l’amour t’a happée, Où tu as marché nue sur des braises écarlates. Quelque chose se meut
Dans ces grands corridors.
Quelque chose de plus bas que l’horizon,
Qui s’enroule et qui serre Tout autour de ton cou, Dentelles incandescentes. Quelque chose qui ressemble Au jardin ravagé de tes yeux Où s’élèvent parfois les fusils écarlates Des soirs de grandes larmes Où des morceaux de toi reposent Sans armure.

/ A bout de souffle /

Traverser les secondes à la vitesse d’une tortue, avoir pour seul objectif de voyager jusqu’aux montagnes sauvages de Georgie, et y rester, debout, comme un flambeau que la vie aurait embrasé par ses saveurs, tenue par la foudre, tenue par le goût de l’iode et du sel, logés là, en plein coeur. Traverser les plèvres, épingler les rêves à ta peau, dans la poitrine une bombe chargée de tout cela, que tu voudrais faire exploser à l’abri, à l’abri des regards, à l’abri des visages, celui des êtres nobles, ceux qui dansent quand tout s’éteint, ceux qui rallument la mèche, ceux qui font de la nuit un territoire sans début et sans fin, des âmes échappées du temps. Traverser les remparts, désormais sans vautours. Traverser les miroirs que les autres fabriquent en se trompant parfois d’épaisseur, et dont tu ne reconnais pas les reflets, traverser les mots, ceux qui attendent, derrière, que tu déposes enfin ce corps inachevé de l’enfance, ce corps que la vie a emporté sans que tu donnes ton accord, sans que tu signes de ton regard le temps d’après. Traverser les scènes, l’air de rien, juste passer. Traverser les pelouses, passer le ballon, et s’en aller. Traverser les granges aux lits si tranquilles. Traverser les serres, avaler les racines, les nourrir de ton eau. Traverser les maisons, les petits salons, longer les cheminées et arpenter les toits. Traverser l’histoire, la petite, la tienne, et la confier à la grande. Traverser l’esquisse de cette présence à qui tu as la sensation d’avoir si peu donnée encore, si peu de toi, le reste n’a pas encore de nom, pas de voix. Traverser les corps, retenir les voix. Traverser l’ouvrage, sans se presser, tout prendre. Et juste passer, sans faire de bruit.

/ Hiver /

Une autre que toi, plus vaillante et plus forte. Née de l’ombre sauvage et des boutons de givre. Née du feu qui s’oublie, du ronronnement des braises et chuchotement des arbres. Née de ce temps secret qui allume nos transes, nos prières, nos baisers, nos colères, nos fautes. Née au cœur de l’hiver dans le chaud d’un abri que les loups ont veillé. Tout vient de cette nuit, des forêts de grands pins et d’oreillers sauvages. Un peu de toi partout, mais en plus éternelle. Sur des tables rouillées recouvertes d’épines, de cendriers vermeils et de tasses ébréchées. De traces délavées de cafés renversés, de miettes de novembre et de lunes en morceaux. Sous des draps malmenés par nos fièvres d’enfants sévères et sans retour. De ces fièvres secrètes qui jamais ne nous quittent et jamais ne nous mentent. De ces mystères flambants où se cachent à côté de joies étincellantes, des désirs dévorants et des tristesses sans fond. Derrière ce grand empire sans début et sans fin. Peut-être, s’effacer de soi et vivre.

/ Anyway /

Tu ouvres une fenêtre. La musique vient de loin. Sûrement d’un jardin dont le soleil dort. Tu as vendu tout ce qui t’appartenait. Jeté aux loups tous les objets. Ton appartement, tes livres, tous tes meubles. Tu as gardé une brosse à dent. Et cette robe / 1939 / le mariage de ta grand-mère. Tout ce qu’il reste de toi. Cette robe offerte par ta mère. Cette chose que la terre n’a pas encore absorbée. Toi non plus tu voudrais pas crever sans savoir si le soleil est froid . Sans savoir si les chiens noirs du Mexique dorment sans jamais rêver. Tu ouvres un cadeau qui ne t’était pas destiné dans un endroit où personne ne t’attend. Peut-être que quelqu’un l’a laissé là pour toi. Peut-être que quelqu’un quelque part veille sur les oiseaux du Nevada ou d’un grand désert blanc. Juste pour que tu puisses les apercevoir. L’été prochain tu partiras vers l’ouest. Tu danseras au milieu d’un cimetière sur une chanson de Beyoncé. Tu chanteras faux et très fort puisque tu chantes faux et très fort. Puis tu plongeras d’une falaise à Riomaggiore après avoir dormi sur une pierre chaude. Dans l’eau tu te perdras anyway tu glisseras vers un azur brillant.

/ Cîmes /

Peut-être que les questions qu’on se pose sont comme des flots dont il faut remonter le cours pour en atteindre le coeur. A contre-courant tu t’épaissis dans la transparence des roches et épouses les creux où l’eau s’affole. Continent sans nom, enclos du jour cerclé de visages masqués et indéterminés. Dans ce flot impénétrable, la vie pulse malgré toi, malgré tout. Dans ta tête il y a toujours un lac, brillant au fond d’une vallée. Des franges de fougères au fond de ta poitrine, voute nue et fiévreuse abritant le grand feu de ta nuit. Et la musique lointaine du vent qui s’engouffre dans tes veines, celle des cloches qui sonnent le renoncement définitif à toute forme de résignation. Bons baisers des forêts, celles des grands plateaux abandonnés au ciel.

/Fugitive/

Une cigarette se tait dans la fraîcheur qui vient. Par la fenêtre, le jour s’étale et vient napper ton corps d’un bleu flouté par la brume. Portant jusqu’à ton cou le murmure des mouettes, la nuit se retire drapée comme une reine dans un contrechamp sans son. Une cigarette se tait dans le vent chahuté par les voix retenues, par les mains camouflées, dans les plis des manteaux que l’amour a jeté sur toi. Frémissement d’une aube sur une herbe coupée, sous un tilleul en fleurs où tu es morte plusieurs fois avant de renaitre doucement, un peu comme un printemps qui cherche encore sa branche et disparaît chaque année dans le lit d’un glacier. Chahut d’un buisson où se cache ton âme, sauvage et délicate à la manière des ronces. Froissé sur ta poitrine, le secret d’une ivresse jamais apprivoisée et qui réveille en toi le chat que tu avais laissé dans un jardin en Corse, sur une pierre chaude. Navire en flamme à la surface des nuits.

/Johnny/

Tu penses à la probabilité que Johnny Cash vienne s’asseoir à tes côtés, et que dans un murmure plus murmuré qu’un je t’aime enfoui, il te raconte une histoire. N’importe quoi, une histoire. Mince probabilité, un cartésien te dirait même que tu peux rêver. Oui tu sais que tu as le droit de rêver. Peut-être même qu’il ne s’agit pas d’un droit mais d’un devoir. Histoire de ne pas oublier de prendre soin des petits ruisseaux qui nous abreuvent. Et plus tu vieillis, et plus tu en veux à tous ceux qui considèrent le rêve comme un égarement. Tout est né de la poésie, et tout y retourne sans cesse. La politique, la chair, la passion, la science et le sacré. Tout se lie et se délie dans le déclin des astres et la flambée des aubes. Trace indélébile de l’enfance qui gronde. Antigone n’a pas fini de gratter la terre et toi de parler d’elle. Au bout d’une route, sur un sol jamais foulé. Johnny viendra à toi, et tu plongeras toute entière dans le revers de son manteau. Occupée à creuser dans tout ce qui peut résister à ce monde.

/Dans l’échine/

5 septembre 2020

Corps paré pour l’action, indifférent à la contemplation des plages. Rassemblés sur tes lèvres les embruns vibrants sous le poids de l’air. Des fleurs pourpres se dénouent et définissent une danse invisible que rien n’interrompt. Pas même le silence des dunes. Caresse à la bête essoufflée, logée dans l’ombre de toi même. Virtuosité des lueurs dans les fougères de tes yeux. Mille plages réinventées pour n’en retenir qu’une, dans le faux silence des dunes. Tout s’éteint dans l’étreinte d’une aube et tout renaît différemment. Chaque mot fusille l’autre. Stylo planté dans l’échine des nuits.